L'Humanité se décrit par ses franchissements de frontière, des choses qui
paraissaient impensables On était par exemple dans le récit pour s’expliquer et
raconter les choses. Et puis on est passé à l’écrit. Enfin la mémoire ne se
perdait plus lorsque quelqu’un mourait (…) Et Gagarine lui a franchi cette
frontière de l'espace. Lorsque nous avons contrôlé, lorsque les femmes ont pu
contrôler leur fécondité, c'était une frontière. Ce qui était autrefois une
condition biologique a cessé d'être une servitude. Demain nous vaincrons la
mort. Merci Condorcet qui l’écrivait, deux jours après il était guillotiné.
Cette espérance humaine dans la foi dans l'avenir, dans le progrès, aller
au-delà de soi, voilà ce qui compte, le reste… Jean-Luc Mélenchon, 12
janvier 2012, Des paroles et-des actes, 28ème minute )
Depuis mai 2011, l'espérance de vie en bonne santé a augmenté
d'environ un trimestre dans la circonscription électorale toujours non scindée de
Bruxelles-Hal-Vilvorde et de près d'un semestre au Bangladesh. Des millions de
citoyens néerlandophones, francophones et du reste du monde qui seraient morts
au cours des douze derniers mois sans progrès de santé et croissance économique
coulent aujourd'hui des jours relativement paisibles.
Jusqu'à la première moitié du siècle passé au moins, le désir
de progrès technique et le désir d'égalité sociale étaient liés. La gauche
rêvait de lendemains qui chantent. Ces lendemains étaient faits de plus
d'égalité, de plus de biens et d'un monde plus facile à vivre matériellement et
technologiquement.
Aujourd'hui, les progressistes ne rêvent plus guère de
progrès technique. Ce n'est pas parce que les progrès, avant de bénéficier à
tous, profitent d'abord aux riches et créent parfois du chômage pour les
travailleurs pauvres, car cela a été le cas depuis des siècles. C'est
probablement plus dû au traumatisme de l'échec de l'Union soviétique qui se
réclamait presque indissociablement du communisme et du progrès technique. Et
plus récemment, le développement des pollutions a mené beaucoup de
progressistes à vouloir "renverser la vapeur" là où il fallait plutôt
la purifier et donc orienter autrement.
Aujourd'hui, en termes d'abondance, les lendemains ont chanté
largement. Contrairement à ce que beaucoup affirment, l'accélération est non
pas moindre, mais plus extraordinaire encore dans les pays du Sud. La mortalité
infantile qui était une source majeure de décès poursuit sa diminution et ceci
même dans la majorité des Etats africains, malgré les ravages de la
malnutrition et de l'épidémie de Sida. Au Sénégal par exemple, l’espérance de
vie a cru d’environ 9 ans durant les 25 dernières. Au Bangladesh, plus
encore : 12 ans.
Dans ce cadre de progrès humains globaux sans équivalent dans
l'histoire de l'humanité, le téléphone mobile est le premier objet courant
jamais passé du statut de bien de luxe à celui d'outil accessible à la majorité
des citoyens du monde en moins d'une génération. Avant la fin de cette
décennie, la majorité des citoyens du monde devrait avoir accès à des mobiles
connectés à internet. Une part énorme des connaissances collectives
universelles sera accessible à presque tous presque sans coût et sans
discrimination. Et ainsi, même les citoyens pauvres du Sud auront accès à plus
de connaissance que ce qui était accessible aux plus riches habitants des pays
du Nord il y a moins d'un siècle.
Dans les développements à court et moyen terme, les
progressistes gagneraient à être technoprogressistes. Ils pourraient exiger que
chaque citoyen ait droit à un téléphone mobile (avec des rayonnements faibles,
mais avec des accès forts à des services collectifs) plutôt que de se
concentrer sur les risques de ces appareils. Ils gagneraient à proposer que
Google, Wikipédia fonctionnent comme des services publics de plus en plus
développés plutôt que d'intervenir presque exclusivement par rapport aux
dangers.
Une gauche proactive pourrait exiger des investissements
publics importants pour permettre à tous de vieillir beaucoup moins dans
quelques décennies. Aujourd'hui les différences entre espérances de vie au Sud
et au Nord s'amenuisent. Mais si les recherches pour une meilleure santé et une
vie plus longue sont envisagés avec méfiance, les progrès seront réservés aux
plus aisés, seuls capables de s'offrir les soins et à ceux capables de vivre là
où les particules fines sont moins nombreuses.
Une gauche favorable aux progrès pourrait plus globalement
réclamer des investissements technologiques collectifs plus importants dans les
domaines médicaux, de diffusion des connaissances et de gestion des énergies.
Dans ce dernier domaine heureusement, les écologistes et la gauche semblent
devenir ou redevenir technoprogressistes, mais en axant l'essentiel de leur
énergie sur la problématique du réchauffement climatique. Ceci alors que la
question environnementale principale, proche, mais pas identique, est celle de
la mise à disposition suffisante et rapide d'énergies abondantes, non
polluantes et renouvelables.
Ces avancées fantastiques ne résolvent pas (encore?) tous les
problèmes de bien-être. Ceci s'explique notamment parce que l'abondance est un
instrument insuffisant pour permettre le bonheur de tous. De plus, au-delà d'un
certain niveau de confort matériel, la perception du bien-être se fait presque
exclusivement par comparaison avec le niveau matériel des autres, lequel niveau
progresse aussi. Il reste donc à la gauche (et pas qu'à elle) à découvrir
comment augmenter le bonheur dans une économie d'abondance où le lait et le
miel, symboles d'abondance et de bonheur, coulent tellement pour tous que cela
ne nous satisfait plus.
Pourquoi encore la gauche doit-elle être technoprogressiste?
Pour développer l'égalité du futur. Mais aussi parce que les progressions
technologiques rapides comprennent des risques immenses dans les développements en cours souvent
abordés (pollutions, effets de serre, risques pour la vie privée, fracture
numérique,...) mais également dans les développements à moyen terme. Ce sont
des risques existentiels liés à la maîtrise de plus en plus absolue de la
structure du vivant, de la matière et peut-être à terme au développement de
l'intelligence artificielle. Et le principe de précaution dans une société
évoluant, ce n'est pas toujours arrêter les modifications technologiques, cela
peut-être au contraire les accélérer pour sauver des vies et diminuer des
risques.
Pour que le progrès technique ait le plus de chance d'être
aussi un progrès tout court, pour que les lendemains extraordinaires soient
aussi des lendemains qui chantent, un des éléments favorables est une gauche
proactive, capable de faire primer paix, égalité, justice et souci du bien
commun sur les intérêts financiers et matériels à court terme. Peu de
politiques de gauche semblent l’avoir compris.
Il faut penser globalement pour agir localement. Il faut
aussi penser à long terme pour agir à court terme. La question n'est plus
de savoir si les progressions technologiques vont permettre une vie beaucoup
plus longue en bonne santé, mais de réfléchir collectivement aux conséquences,
de permettre à tous ceux qui le souhaitent de vivre plus longtemps et de
maitriser les risques. La science-fiction d'aujourd'hui, rêve ou cauchemar,
voire plus probablement rêve et cauchemar, ne sera pas seulement la réalité de
nos enfants, ce sera aussi la nôtre.
Pour des informations statistiques relatives aux progressions en matière
d'espérance de vie: http://www.gapminder.org
Ce texte est une version actualisée d'un texte distribué à la fête du 1er mai depuis 2009. Rendez-vous le 1er mai 2013!
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